Un jour, un coup culte : la "cuillère" de Chang

 - Rémi Bourrieres

Il y a 30 ans, le coup le plus célèbre de l'histoire du tournoi.

C'était le 5 juin 1989. Il y a trente ans "pile". Ce jour-là, Michael Chang frappait en huitièmes de finale, face à Ivan Lendl, le coup le plus célèbre de l'histoire du tournoi. Un service à la cuillère qui allait faire basculer le match. Et sa vie.

Aujourd'hui encore, alors qu'il promène sa tranquille bonhomie dans les allées de Roland-Garros, en tant que coach de Kei Nishikori et joueur du Trophée des Légendes, on ne lui parle encore que de "ça." Tout le temps. "Mais ça ne me dérange pas, nous sourit poliment Michael Chang, de son calme caractéristique. J'ai bien conscience que c'est un coup qui a marqué l'histoire du tournoi."

C'est peu de le dire. Trente ans plus tard, tous les fans de tennis d'un certain âge – quadra ou plus – se souviennent forcément d'où ils étaient, de ce qu'ils faisaient durant cette longue après-midi du lundi 5 juin 1989.

Soudain, le "n'importe quoi"

Ce jour-là, Michael Chang, prometteur Sino-Américain de 17 ans, affronte sur le Central le Tchécoslovaque Ivan Lendl, numéro un mondial, quasiment invincible depuis le début de l'année.

Mené deux sets à rien, Chang sent pourtant qu'il n'est pas loin. Il résiste de manière inattendue. Et bientôt de manière acharnée. Il remporte le troisième set. Malgré les crampes qui l'assaillent dès le quatrième set, il empoche également celui-ci et embarque son rival dans un improbable cinquième.

Là, Chang breake d'entrée. Il mène 2-0. Mais il connaît alors un nouvel accès de fatigue d'une violence terrible. Il ne peut plus bouger.

Il fait n'importe quoi, lève toutes les balles, fait des assouplissements entre les échanges, tente même un retour-volée après s'être tenu tout proche de la ligne de service, prend un avertissement pour dépassement de temps.

Le pire est que Lendl, en face, ne sait plus quoi faire. Malgré tout, il tient son service.

Dans la tête de Chang, c'est fini. "À 2-1, j'ai voulu abandonner. Je me suis dirigé vers l'arbitre pour le lui dire. Et puis, j'ai eu un flash, comme si Dieu me regardait pour me dire : 'Hey, qu'est-ce que tu fais.' J'ai donc choisi d'aller au bout, coûte que coûte."

Chang ne s'assied pas au changement de côté, mais repart au combat, poussé par sa maman qui, depuis les tribunes, lui insuffle une force mystique. Le match part dans tous les sens. L'Américain se fait débreaker. Rebreake. Se fait encore débreaker. Puis re-rebreake. Il n'y a plus de fil conducteur. Plus aucune logique. Chang mène 4-3. 15-30. On est bien parti pour un sixième break dans ce set. Et là, le duel bascule définitivement dans l'ivresse.

Aujourd'hui encore, Chang garde ces instants parfaitement ancrés dans son esprit. "J'avais absolument besoin de ce point. Le problème, c'est que je ne pouvais plus servir. Je sentais qu'il fallait que je tente quelque chose. Mais quoi ? L'idée m'est venue au dernier moment, une ou deux secondes avant. Rien n'était calculé."

Le service à la cuillère qui résulte - sur première balle - de ces quelques secondes de réflexion est à la fois si spontané et si bien exécuté, avec un violent "spin" latéral, qu'il prend Lendl à rebrousse-poil.

La suite, on l'a tous vue. Ce retour/volée trop timide. Ce passing de coup droit qui heurte la bande pour tromper Lendl et achever de le rendre fou. La bagarre mentale atteint son paroxysme. On en connaît l'issue. Chang la remporte dans les larmes avant de s'adjuger le tournoi.

Retour à la mode

Aujourd'hui encore, Chang ne sait pas vraiment ce qu'il lui est passé par la tête. "C'est d'autant plus étrange que ce n'est pas un coup que je travaillais à l'entraînement. En match, ce fut le premier et le dernier service à la cuillère de ma carrière."

Un coup qui, par une étrange ironie du destin, fait aujourd'hui son retour en force par l'intermédiaire d'un joueur comme Nick Kyrgios bien sûr, mais aussi d'autres qui lui ont emboîté le pas.

Chang tempère. "Pour moi, ce n'est pas tant un retour à la mode que la conséquence d'une évolution du jeu. Aujourd'hui, on voit beaucoup de joueurs comme Nadal, Thiem ou Medvedev qui se mettent quatre mètres derrière la ligne pour recevoir. Avant, personne ne faisait ça. Les services à la cuillère que l'on voit aujourd'hui, ce sont des amorties. Moi, c'était pour casser une dynamique."

Certains voient d'un mauvais œil ce coup sous la ceinture, qu'ils considèrent comme une forme d'irrespect. Pas Chang. "Tout dépend du contexte. Certains joueurs se mettent à servir à la cuillère pour 'balancer'. Là, oui, c'est irrespectueux. Mais si c'est pour gagner le point, je ne vois pas où est le mal. Dans l'échange, quand on voit que l'adversaire est loin, il est normal de tenter une amortie. Pourquoi pas au service ?

L'autre jour, Bublik a gagné deux points en servant à la cuillère contre Thiem. Dominic ne l'a pas mal pris. Il a regardé son adversaire d'un air de dire : 'Ok, c'est de bonne guerre…'"



Le regard que lui avait jeté Ivan Lendl, à l'époque, fut moins affable. Mais dans son autobiographie "Holding Serve" – "Tenir son service !" -, Chang raconte l'attitude pleine de fair-play que le Tchécoslovaque avait eue ensuite à son égard.

À Wimbledon, il avait traversé la pièce pour venir le féliciter chaleureusement. Jamais, toutefois, les deux hommes n'ont reparlé du match. Mais Chang l'a gardé au fond de lui. "Ce match, c'était une histoire incroyable, presque un conte pour enfants. À la différence que tout est vrai."

Trente ans plus tard, pourtant, on se pince encore un peu pour y croire…