Roland-Garros : passionnément, à la folie

 - Rémi Bourrieres

Depuis quelques années, l'ambiance à Roland-Garros semble atteindre des sommets.

Court 14, public, Roland-Garros 2023©Philippe Montigny / FFT

De la Marseillaise chantée par Lucas Pouille sur le court 14 au cœur dessiné par Arthur Rinderknech sur la terre battue du Lenglen en passant par les frissons ressentis par Gaël Monfils sur le Central, la fièvre de Roland-Garros semble être encore montée de quelques degrés cette année. Explications.

"J'ai vécu un truc de dingue"

Certains l'aiment show, d'autres moins, mais le constat est là : le tennis à Roland-Garros aura suscité en cette première semaine – et même en ces deux premières semaines en comptant les qualifications, qui ont attiré 50 000 personnes au total – une ferveur populaire incroyable, peut-être même inédite.

Cela avait donc commencé dès l'Opening Week avec la résurrection de Lucas Pouille, qui a transformé le court 14 en chaudron au gré de ses trois matchs qualificatifs puis de son tour passé dans le tableau final. "Cela faisait longtemps que je n'avais pas joué les qualifications d'un Grand Chelem mais à vrai dire, vu l'ambiance, je n'avais pas l'impression de jouer les qualifications d'un Grand Chelem. Le public était tout simplement incroyable", a lâché le Nordiste, expliquant avoir rarement autant vibré au cours d'une carrière pourtant riche.

Même constat, dans un contexte de renaissance similaire, pour Gaël Monfils, qui a classé sa victoire au 1er tour contre Sebastian Baez en session de soirée, dans le "top 2" de ses plus grands moments de sport. "J'ai vécu un truc de dingue", a-t-il lâché. Et l'on parle là d'un garçon qui a joué des "night sessions" partout dans le monde et qui a toujours fait du spectacle l'une de ses marques de fabrique. Mais l'engouement populaire qu'il aura suscité mardi soir, sur le court Philippe-Chatrier, au fil d'un scénario bouleversant et d'une remontée exceptionnelle, a dépassé tout ce qu'il a pu vivre.

Il faut aussi évidemment parler du court Suzanne-Lenglen. Il a pris des airs de stade de foot pour pousser deux autres Bleus - Benoît Paire et Arthur Rinderknech contre Cameron Norrie et Taylor Fritz - vers un exploit finalement manqué, mais de peu, surtout pour le premier nommé. Revenu pour l'un des limbes de l'enfer, pour l'autre d'une spirale de blessures (poignet, pubalgie…), Paire et Rinderknech n'auraient pas pu jouer un meilleur tennis à un autre endroit. L'effet "Roland", cette année, aura atteint des sommets.

Arthur Rinderknech, 2e tour Roland-Garros 2023©Philippe Montigny / FFT

"C'était de la folie, c'était génial, s'est ainsi enthousiasmé Arthur Rinderknech, qui a remercié le public en dessinant un cœur, façon Gustavo Kuerten, sur la terre battue du Suzanne-Lenglen, malgré sa défaite face à Fritz. J'avais un peu vécu ça l'an dernier à l'Open d'Australie contre Alexei Popyrin sauf que là-bas, le public était contre moi. Moi qui viens du tennis universitaire américain, j'adore ces ambiances. A partir du moment où les joueurs sont respectés pendant le point, je suis pour. Cela rend le jeu tellement meilleur…"

Pour l'adversaire en revanche, garder le cap dans ces conditions n'est pas chose aisée. Si Taylor Fritz y est parvenu, il a tout de même exprimé à sa manière sa désapprobation en fin de rencontre. Quant à Ons Jabeur, qui a pour sa part éliminé la dernière Française en lice chez les filles (Océane Dodin), elle a tout fait pour garder ses distances. "La chose la plus difficile, c'est de ne pas s'impliquer avec le public parce que si l'on commence à réagir à ce qui est dit ou fait, cela va enflammer la situation" a ainsi analysé la Tunisienne.

Because the night ?

Ce n'est pas la première fois, ces derniers temps, que Roland-Garros s'embrase pour se muer en arène. Souvenons-nous de l'édition 2022, durant laquelle Gilles Simon avait (affectueusement) expliqué que tous ceux restés jusqu'au bout de la nuit pour le voir cracher ses dernières flammes face à Pablo Carreño Busta dans une atmosphère indescriptible, étaient des "dingues".

"Ces ambiances ont parfois l'air de déranger, certains disent que c'est un peu trop. J'ai envie de leur dire : 'vous ne vous rendez pas compte à quel point on se fait crier dessus depuis 15 ans quand on va dans les autres pays !'. Là, c'est juste normal !", avait commenté celui qui coule désormais une retraite heureuse.

L'envie de rendre hommage à la fin d'une génération dorée (Jo-Wilfried Tsonga avait pris sa retraite l'an dernier à Paris), qui rejaillit par extension sur les autres joueurs français, est peut-être un élément d'explication à la chaude ambiance du moment. Parfaitement conscient, dans cette période d'entre-deux générations, que les chances de voir l'un des siens aller très loin sont réduites, le public tricolore semble prêt à tout donner dès le 1er tour. Sans réserve.

Au-delà de la météo ensoleillée qui joue aussi sur la bonne humeur générale, les récentes évolutions effectuées dans le stade – le court 14 a été inauguré en 2018, le court Simonne-Mathieu en 2019 -, ont contribué à faire venir plus de monde, donc à faire monter encore un peu plus la température. Tout comme l'arrivée des projecteurs en 2020 puis la tenue des premières sessions de soirée en 2021. En matière d'atmosphère, que ce soit à Paris, à New York (remember les "night" endiablées de Jimmy Connors en 1991…) ou à Melbourne, un match de tennis joué la nuit, cela reste inégalable…

Le développement de ce nouveau Roland-Garros s'est fait en pleine période "post-Covid", ce qui est sans doute un élément clé du phénomène : comme une forme de catharsis, les spectateurs ont d'autant plus envie de "se lâcher" après cette période sombre, durant laquelle ils ont été largement privés de spectacle (huis clos en 2020, jauge réduite en 2021). Or, il semble que Paris soit sensible au phénomène : le Rolex Paris Masters l'a constaté aussi, on s'en souvient, avec le fameux match entre Hugo Gaston et Carlos Alcaraz, joué en 2021 dans une atmosphère incandescente.

Session de Soirée / Roland-Garros 2021©Emilie Hautier / FFT

Roland-Garros, un miroir sociétal

Roland-Garros, lui, a toujours été le reflet d'une certaine dynamique de la société en France : le stade était particulièrement chaud depuis sa construction en 1928 jusqu'à la fin des années 30, marquées certes par les exploits des Mousquetaires mais aussi par une certaine insouciance d'entre-deux-guerres. L'édition 1968, disputée au beau milieu des événements du mois de mai, est également restée célèbre (entre autres) pour son extraordinaire climat populaire.

Bref, que Roland soit show, ça n'est pas nouveau et ça n'est pas non plus toujours pour se ranger derrière les Français. En 1980, Jimmy Connors avait réussi à retourner le public en sa faveur après avoir sauvé une balle de match contre Jean-François Caujolle. Cette année, Stan Wawrinka a, lui, été soutenu comme un Tricolore. "Cela fait quelques années que je ressens plus de soutien du public français, qui sent que je m'approche de la fin. Mais cette fois, c'était juste incroyable", s'est extasié le vainqueur de l'édition 2015, après sa défaite en cinq sets au 2e tour contre Thanasi Kokkinakis. C'était comme une atmosphère de Coupe Davis. C'est beaucoup d'émotion et cela m'aide à me consoler de ma défaite."

Français ou pas sur le court, il y a eu de nombreux exemples, dans le passé, où le public s'est impliqué parfois jusqu'à la déraison, à l'image aussi du fameux Chang-Lendl de 1989. Mais c'est vrai qu'au fur et à mesure de sa croissance, le cœur de Roland-Garros semble être de plus en plus gros. Et battre de plus en plus fort.

Andres Gimeno Roland-Garros 1968© Chantal Kuntz / FFT